Du nouveau sur les “Libri Pilosi” de Clairmarais (par Rémy Cordonnier)

La bibliothèque de l’agglomération de Saint-Omer conserve depuis maintenant plus de deux siècles une importante collection de manuscrits médiévaux, dont la richesse est connue de longue date et suscite l’intérêt de la recherche depuis le XVIIIe siècle au moins. Ces collections proviennent essentiellement des saisies révolutionnaires faites dans les principales maisons religieuses de la région, parmi lesquelles se trouve l’abbaye cistercienne de Clairmarais.

Parmi les 117 manuscrits conservés de cette abbaye, 106 sont encore à Saint-Omer (2 autres à La Haye et 9 à Paris). L’une des particularités de cette collection est de comprendre près d’une cinquantaine de volumes de la fin du XIIe siècle ou du premier tiers du XIIIe siècle, qui ont encore leur reliure d’origine. De tels témoignage de codicologie médiévale sont devenus fort rares et s’offrent comme autant de fenestra temporelles qui nous permettre d’appréhender l’économie du livre à cette époque où il occupe une place si particulière.

Origine de l’abbaye et de sa bibliothèque

L’abbaye

L’abbaye de Clairmarais semble avoir été crée à partir d’un prieuré bénédictin fondé en 1128 entre Saint-Omer et le château de Rihoult par Foulque, abbé de Notre-Dame des Dunes.

En 1137, l’abbaye des Dunes embrasse la réforme cistercienne et devient une fille de Clairvaux.

L’ancien prieuré lui emboîte le pas en 1140 et entame la construction d’une première abbatiale. Cette nouvelle fondation fait l’objet de généreuses donations des puissances locales, parmi lesquelles rien moins que la comtesse Mathilde de Boulogne, femme du roi d’Angleterre Étienne de Blois, qui concède en 1142 une terre et des bois attenant dans la forêt de Bethlo ou Beauloo le long de la Recques près de Nieurlet. Cette charte est confirmée par le Comte de Flandres Thierry d’Alsace et sa femme Sybille, Matthieu et Marie de Boulogne, Arnoul le comte de Guisnes, les châtelains de Saint-Omer, Milon évêque de Therouanne, etc.

En 1166 le monastère primitif est abandonné pour des raisons de salubrité.

St Omer BASO ms 216 f 128 : mention de la translation de l’abbaye de Clairmarais


Il est transféré sur son lieu actuel et il semble que les principaux bâtiments ont été terminés en une dizaine d’années.

St Omer BASO MS 850-1 : dessin à la sanguine figurant le complexe abatial de Clairmarais au XVIIIe siècle

 

La Bibliothèque

La principale source sur l’histoire de Clairmarais est la chronique rédigée au XVIIIe siècle par l’historien de L’abbaye, dom Bertin de Vissery. Ce dernier donne dans son ouvrage une copie du catalogue médiéval, recopié au mois d’août 1751. A cette époque, il comptait 262 entrées réparties comme suit :

  • 19 volumes de livres bibliques et de vies de saints
  • 5 volumes des œuvres d’Ambroise
  • 6 de Jérôme
  • 6 de Bède
  • 10 de Grégoire
  • 36 d’Augustin
  • 5 d’Hugues de St-Victor
  • 157 des docteurs, philosophes, et autres exégètes : Isidore de Séville, Pierre le Chantre, Guillaume d’Autun, Pierre le Mangeur, Honorius Augustodunensis, Amalaire de Metz, Paschase Radbert, Théodulphe d’Orléans, Rupert de Deutz Aristote, Sénèque, Cassien… dont bien sur les plus fameux cisterciens : Bernard de Clairvaux, Césaire de Heisterbach, Isaac de l’Etoile.

Il est fort probable que l’abbaye a eu assez tôt une activité de copie, mais la relocalisation de la communauté à la fin des années 1160 suggère que la production n’a réellement démarré qu’à la fin du XIIe siècle, vers 1175-80, si on considère que les principaux bâtiments conventuels ont été terminés en une dizaine d’années.

Dans tous les cas, la communauté existait déjà depuis 35 ans et la vie contemplative exige la présence d’un minimum de volumes dès les premiers temps de son existence. Il est difficile d’évaluer ce qu’a pu être la bibliothèque du prieuré bénédictin originel. Ce qui est sûr c’est que les statuts de l’ordre cistercien imposent que toute fondation bénéficie d’un apport de livres de la part de son abbaye mère. Il est donc permis d’envisager la présence de livres à Clairmarais à partir de 1140. Un certain nombre de volumes témoignent d’ailleurs d’une certaine affinité stylistique avec les manuscrits claravaliens… Dom Vissery évoque également des ex-dono, inscrits dans plusieurs volumes, qui témoignent de la générosités des protecteurs de la nouvelle communauté dès le XIIe siècle.

 

Le cas des libri pilosi de Clairmarais

Brève historiographie

Parmi les manuscrits conservés de l’abbaye de Clairmarais, il en est une dizaine (mss 37, 53, 74, 81, 85, 119, 206, 207, 216 et 701) qui présentent un aspect suffisamment particulier pour avoir attiré l’attention des chercheurs depuis le XVIIIe siècle.

Vers 1750, dom Vissery leur consacre une assez longue description dans sa chronique, au moment de présenter la bibliothèque de son abbaye (Saint-Omer, BASO, ms. 850-2) :

 
Les couvertures desdits livres sont deux planches de bon chêne couvertes d’une peau de sanglier ou de loup, même avec leur poil, ou de quelques autres peaux des plus solides, de fortes agrafes de cuivres au bout de deux fortes courroies de double cuir embrassant l’ouverture du livre pour le fermer et 5 gros clous de cuivre aux 4 coins et au milieu de chaque couvercle, servent à empêcher que lesdits couvercles ne se frottent à aucune chose. Les livres de ces manuscrits sons le plus communément placés sur un des couvercles. C’est une petite bande de vélin sur laquelle est écrit le titre du livre couverte d’une corne transparente pour lire aisément et une petite lame de cuivre cloué autour de ladite corne sert à conserver ce titre.


Les caractéristiques générales sont celles du codex médiéval standard à ais de bois couverts de cuir, mais ce qui frappe ici c’est la mention des poils, et la tentative d’identification de ces derniers perçus par l’auteur comme du sanglier ou du loup…

De fait, les couvrures velues conservées présentent un aspect plutôt rêche et une couleur brun-grisâtre pouvant faire penser à quelques bêtes fauves de nos sous-bois.

 


Cette question n’a certainement pas manqué d’intriguer les érudits qui ont parcouru ces volumes, mais ils n’en ont pas laissé de témoignage. Jusqu’en 1951, quand B. van Regemorter leur consacre un court article dans le tout premier numéro de la revue Scriptorium, où il explique :

La plupart de ces manuscrits sont du XIIe-XIIIe siècle, et leur reliure, très caractéristique, est uniforme : gros ais de bois, cuir épais […] A première vue, on croirait que la couvrure se compose de deux couches de cuir, celle contre le bois, mince, lisse, blanche et qui est collée avec de larges remplis à l’intérieur de l’ais. La seconde, en cuir épais, lisse (veau ou cerf), et qui est cousue à petits points au cuir blanc exactement sur le bord de l’ais […] quelques uns de ces volumes sont couverts en cuir ayant encore son poil ; ce cuir de couleur uniformément fauve, ne peut être du sanglier comme l’indique le catalogue de 1856. A mon avis c’est du cerf ou du chevreuil. C’est en tout cas une bête sauvage et ceci est intéressant : différent auteurs nous disent qu’en 774 Charlemagne donna une forêt au couvent de Saint-Denis pour lui permettre la chasse des cerfs et chevreuils qui devaient lui procurer les peaux nécessaires à la reliure de ses manuscrits. En l’an 800, il donne un droit de chasse dans le même but à l’abbaye de Saint-Bertin… (B. van Regemorter, « Les reliures des manuscrits de Clairmarais aux XIIe-XIIIe siècles », Scriptorium, 1, 1951, p. 99-100).


Intéressant en effet ! L’avis de notre érudit est cette fois étayé par une source bien connue des historiens du livre, qui la citent souvent lorsqu’il s’agit d’évoquer les témoignages les plus anciens relatifs à la fabrication du livre durant le haut Moyen Âge. Mais cette source acquière ici une légitimité d’autant plus grande qu’elle est géographiquement voisine du lieu de provenance de nos manuscrits. L’Abbaye de Saint-Bertin est en effet située à moins de 5 km de Notre-Dame de Clairmarais. On comprend alors la proposition de van Regemorter d’identifier la peau de ces couvrures à du cervidé, en vertu de la charte octroyée par Charlemagne à l’abbaye de Saint-Bertin en l’an 794, et dont une copie nous est conservée dans le grand cartulaire du l’abbaye copié au XVIIIe siècle par dom de Witte :

Ut ac nostra indulgentia in eorum proprias silvas licentiam haberent eorum homines venationem execere, …unde fratres consolationem habere possint, tam ad volumina librorum tegenda quamque, et manicias et ad zonas faciendas…

…et par notre indulgence, ils ont licence de laisser leurs hommes chasser dans leurs bois pour le confort des frères, tant pour les reliures de leurs livres, que pour la fabrication de gants et de ceintures…

 


Des bienfaits de la collaboration scientifique

Nous aurions pu nous satisfaire de cette quasi certitude, mais la curiosité fut plus forte et nous donna envie d’essayer d’en savoir un peu plus en passant par d’autres voies d’investigation de l’historiographie et le dépouillement des sources.

Il fut donc proposé de contacter monsieur Jacques Cuisin, responsable de la plateforme de préparation et restauration, à la direction des collections du Muséum national d’Histoire naturelle, pour demander une analyse d’un microéchantillon de poils. Quatre pochettes furent envoyée, contenant chacune trois ou quatre poils aussi longs que possibles, prélevés sur cinq des dix reliures pileuses, en prenant soin de ne pas mutiler outre-mesure les volumes concernés.

Les quelques semaines d’attente qui suivirent l’envoi furent fébriles mais elles en valaient la peine ! La réponse arriva enfin, dont voici le contenu reproduis in-extenso avec l’accord de M. Cuisin :

Je soussigné Jacques Cuisin, atteste avoir examiné en date du 27 novembre 2014 une série d’échantillons envoyés par Monsieur Rémy Cordonnier, et provenant de manuscrits conservés à la Bibliothèque de l’Agglomération de Saint-Omer.

Les références de ces manuscrits sont seules connues (non les objets dans leur entier) et sont détaillées de la sorte :

  • Ms 74
  • Ms 206
  • Ms 207
  • Ms 701

L’ensemble est ou serait daté de la fin XIIème – début XIIIème. Les échantillons se présentent sous la forme de fragments de poils, de longueur variable mais ne dépassant jamais 10 mm (la plupart des échantillons, tous prélèvements confondus, mesurent entre 7 et 8 mm de long). Ils ont à peu près tous la même couleur, à savoir un beige sale, parfois plus soutenu sur certaines pointes.

A l’examen microscopique, on relève :

Un prélèvement des poils très souvent qualitatif : les parties qui surmontent immédiatement le bulbe pileux sont collectées, or, cette zone procure nombre d’informations importantes pour un diagnostic ou une identification. Les poils présentent très peu d’empoussièrement (pas de particules parasites accolées ou en suspension sur la préparation microscopique), ce qui signifie une démarche de conservation soigneuse et appliquée. Les poils sont très clairs, y compris sur les zones médullaires (centre du poil), ce qui signifie qu’il n’y a eu décoloration que naturelle, par très lente photo-oxydation. La date donnée en documentation initiale des échantillons explique cet état de fait. Les échantillons sont très cassants, ayant perdu toute souplesse par dégradation naturelle de la kératine, probablement par oxydation simple (photo-oxydation possible aussi).

Il n’a pas été fait de clichés des observations faites au microscope optique (x 250 et x 400). Cependant, les caractéristiques suivantes sont notées :

Fort diamètre d’environ 200 [i, voire plus pour certains échantillons ; le diamètre est si fort qu'il a été possible de remarquer des dégradations dues à des attaques non abouties de mites (début de rognage des bases de certains poils)

Medulla de type multisériée ; Indice médullaire pas toujours significatif, car il est toujours très faible à l'extrémité proximale (base des poils). Compris entre 0,1 et 0,8, selon les échantillons. Ecailles en vaguelettes serrées.

Le fort diamètre ne laisse guère de possibilités d'identification autre que celle d'un bovin ou d'un équin. On remarque de plus des grains de mélanine isolés, allongés, correspondant à ce que l'on peut observer sur des échantillons de référence de Bovidé moins anciens. Ces traces de mélanine sont en accord avec la datation de ces reliures, ce pigment très résistant s'étant malgré tout dégradé. La couleur d'origine devait être considérablement plus soutenue que celle que nous voyons aujourd'hui.

Conclusion : L'hypothèse d'un bovin, sans doute jeune pour que la peau soit plus facile à travailler en reliure, est donc privilégiée selon la technique mise en œuvre au cours de cet examen. Toutefois, une certitude absolue en termes d'identification ne peut être obtenue par le biais d'une seule analyse microscopique. Une analyse ADN sur un fragment de reliure (prélèvement destructeur, non restituable) serait susceptible de produire des résultats plus précis.

J. Cuisin

 

Cette première réponse témoignait déjà de ce que les pratiques codicologiques du VIIIe siècles ne sont plus celles de la fin du XIIe siècle. D’ailleurs, on peut comprendre que nos moines cisterciens n’allaient pas s’embêter à envoyer leurs gens ou leurs convers à la chasse au gros gibier quand ils pouvaient les employer à garder leurs troupeaux qui leur fournissaient déjà toute la matière première nécessaire à leurs productions de manuscrits.

Mais il devait y avoir un nouveau rebondisement grace aux recherche menée depuis plusieurs années par Mme Elodie Lévêque sur les couvrures pileuse de l'abbaye de Clairvaux. Et le résultat est suprenant ! Il s'agit en effet de peaux de phoques !