Morales sur Job


Titre_latin
Gregorius magnus, Moralia in job

Manuscrit de 212 feuillets de parchemin, inscrits sur deux colonnes de 47 lignes, écrits au-dessus de la première ligne. Belle onciale d'influence anglo-saxonne.

CONTENU
Grégoire le Grand, Morales sur Job, seconde partie : livres 17 à 35.
La première partie est contenue dans le premier volume.

Grégoire (540-604) est le 64e pape de l'église romaine, le premier à prendre le titre de "servus servorum Dei" (serviteur des serviteurs de Dieu), et un des quatre docteurs de l'église latine. A ce titre il compte parmi les auteurs les plus lus et les plus copiés au Moyen Âge.
Ses morales sur le livre biblique du patriarche Job sont des prêches ou des conférences qu'il donne à la demande de son ami Léandre de Séville (le frère ainé d’Isidore) à la communauté monastique au sein de laquelle il loge durant son mandat en tant qu’apocrisiaire (ambassadeur) pontifical à Constantinople. Il les a ensuite portées par écrit sous la forme d'un commentaire suivit en 35 livres, qui est publié entre 579 et 602.
A l'origine le commentaire devait suivre les trois sens de l'écriture, mais rapidement Grégoire se concentre sur le sens moral qui donne son nom au livre. Son propos est de décrire le chemin qui mène l'homme de Dieu à la grâce.

DÉCOR
Le décor de ce manuscrit est constitué d'une miniature pleine page, de 5 initiale historiées et de 10 initiales figurées et habitées, et de 4 initiales ornées.

Deux enlumineurs ont contribué à l'ornementation de ce manuscrit.

1° Le premier, qui n'a réalisé que les 5 premières initiales ornées et historiées, est l'artiste principal du premier volume et de plusieurs autres manuscrits produits dans le scriptorium de Saint-Bertin, dont l'exemplaire de La Cité de Dieu d'Augustin conservé à Boulogne-sur-mer, BM, ms. 53.
Ce peintre fut probablement un disciple de l’enlumineur des Évangiles d'Hénin-Liétard (Boulogne-sur-mer, BM, ms. 14).
Il témoigne d'une influence encore assez forte des derniers feux de l'art ottonien : hiératisme byzantinisant, couleurs saturées. On pressent aussi, dans le goût pour les drapés moulants et les modelés dessinés par les ombres, une influence de l'art du sud-est de l'Angleterre, qui produit la Bible de Bury vers 1135 (Oxford, Corpus Christy College, ms. 2) et la Bible de Lambeth vers 1140-1150 (Londres, Lambeth Palace Library, ms. 3).
Si son dessin manque parfois de souplesse, c'est en revanche un bon coloriste qui affectionne les contrastes tranchés et les tons saturés et profonds.
Il semble peu a l'aise avec les figures humaines qui sont peu nombreuses dans son œuvre. Il leur préfère visiblement les décor floraux dont il orne ses grandes initiales. Il développe un vocabulaire de rinceaux, de palmettes et de bouton floraux, qui évoquent des iris ou des pensées. On retrouve aussi par endroit (f. 28) le motif de tête de lion d'où sortent des rinceaux, caractéristique du style 1200.

2° Le reste du manuscrit a été enluminé par le Maître du Zacharie de Besançon, dont le style se retrouve dans plusieurs autres manuscrits de Saint-Bertin (St-Omer, BASO, mss 30, 51, 73, 77, 78, 95, 220 et Boulogne-sur-Mer, BM, mss 36 et 70).
Il a également probablement influencé un certain nombre de suiveurs, dont on trouve la main dans des manuscrits de Saint-Bertin et de Notre-Dame de Clairmarais (mss 13, 114, 213 et 716-8).

Son style très graphique témoigne d'une triple influence : l'art mosan, l'enluminure ottonienne et son goût pour le hiératisme byzantinisant, et aussi, bien que dans une moindre mesure, le Channel style.
La majorité de sa production est uniquement dessinée à l'encre, sans ajout de couleur, et plusieurs éléments ornementaux font écho au vocabulaire ornemental de l'orfèvrerie. Ces constats ont amené les chercheurs à émettre l'hypothèse que cet artiste était à la fois enlumineur et orfèvre.
Il montre également un goût prononcé pour le rendu naturaliste des corps dont il aime à souligner la musculature au moyen de petites touches de plume.
Son art annonce la transition importante que l'on observe au tournant des XIIe et XIIIe siècles et que l'on a l’habitude d'appeler le "style 1200".

Les petites lettres de couleur des rubriques sont ornées de protofiligranes.

ICONOGRAPHIE
_1°, f. 1v. : au verso de la première garde de parchemin, le maître du Zacharie de Besançon a réalisé (et probablement ajouté a posteriori) un grand dessin à la plume qui représente un personnage tonsuré et nimbé, vu de trois quart installé à un riche écritoire sur le pupitre duquel est posée une feuille.
Il s’apprête à entamer son travail de copie et dirige son regard vers un oiseau qui vole vers lui depuis une nuée en tenant un phylactère dans son bec.
Compte tenu de la nature du texte du manuscrit, il s’agit vraisemblablement de Grégoire le Grand.
L'image s'inscrit dans la tradition iconographique qui le montre écrivant ou dictant sous l'inspiration de l'Esprit Saint, ici figuré par l'oiseau sortant des nuées, dont le phylactère figure la parole de Dieu. L'exemple le plus connu de cette iconographie est la miniature de frontispice du "Registrum Gregorii", un recueil des lettres de Grégoire enluminé vers 986 à la demande de l'archévêque Egbert de Trèves, et toujours conservé dans cette ville (Stadtbibliothek, ms. Hs 171/1626).

_ 2°, au f. 35 se trouve la seule initiale historiée de la main du premier enlumineur.
Il s'agit d'un Q à l'intérieur de la panse duquel on trouve à nouveau une représentation de Grégoire le Grand, toujours nimbé mais cette fois revêtu des attributs pontificaux (mitre et pallium), et trônant sur un siège ouvragé derrière un velum (rideau) ouvert.
Il désigne de sa main droite l'ouvrage qu'il tient de sa main gauche et posé sur sa cuisse, a moins qu'il ne désigne le début du texte du vingtième livre à l’incipit duquel se trouve cette initiale.

_ 3°, au f. 84v. in trouve un grand I figuré par une femme nimbée, richement habillée, voilée et couronnée. Elle tient un médaillon contre sa poitrine, sur lequel est figuré un homme à mi-corps, bras écartés en geste d'oraison, avec deux épées croisées sur sa poitrine. La femme couronnée foule au pieds un lion tandis qu'un oiseau nimbé descend sur elle en tenant un phylactère.
Il s'agit ici d'une construction allégorique associant plusieurs figures :
- La Foi est figurée par la femme bénie par l'Esprit Saint, victorieuse du mal représenté par le lion.
- La figure dans le médaillon peut ici être interprétée comme la représentation du patriarche Job, car il est resté dans le sein de la foi malgré les souffrances qu'il a eu à endurer. Cette représentation la patience et de l'endurance dans la souffrance est un leitmotiv dans l’œuvre des artistes de Saint-Bertin. On la retrouve notamment dans les enluminures du maître qui a réalisé l'initiale historiée qui ouvre notre ms. 34, et la scène de l’ascension de l'âme de Bertin dans le ms. 46 de Boulogne-sur-Mer.

_4°, au f. 92v. se trouve une autre initiale I historiée qui représente cette fois un jeune homme richement vêtu, qui tient un phylactère vide entre ses mains et foule aux pieds un lion.
Cette iconographie est plus difficile a identifier mais, si l'on considère le texte adjacent, il pourrait s’agir d'une figure de l'orgueil ou des présomptueux, incarnés ici par Heliu (un des amis de Job mentionné en Job: XXXIV, 1, parfois aussi nommé Eliphaz).
En effet, le vingt-sixième livre des Morales s'ouvre sur une diatribe contre les "prédicateurs qui sont pleins de l'estime d'eux-même" (In locutionibus suis hoc arrogantes viri habere inter alia proprium solent). Ici le personnage tient un phylactère qui est un signe iconographique généralement employé pour représenter la parole orale en opposition à l'écrit figuré par un livre relié. La richesse de sa parure s'ajoute à cela et vient démentir ses pieds nus. Quant au lion c'est aussi occasionnellement une figure de l'orgueil dans l'iconographie médiévale.
Son identification à Heliu est rendue possible par la comparaison directe qui est faite dans le texte un peu plus loin : "Heliu itaque vitam arrogantium figurans" : "Heliu donc, qui est la figure des présomptueux".

_5°, au f. 140v. se trouve une initiale B historiée.
Dans la panse supérieure, Dieu sous les traits du Christ avec un nimbe crucifère, semble repousser un démon à l'ide de son bâton crucifère.
Dans la panse inférieure, Job est représenté au plus fort de sa souffrance : assis à demi-nu sur un tas d'ordure, entrain de gratter ses furoncles. Devant lui est assis un démon. Job tend devant lui phylactère où on y lit : Quasi una exstultis mulieribus locuta est" soit "Vous parlez comme une insensée : ". Il répond à sa femme qui est figurée devant lui à l'extérieur de la lettre. Elle tient elle-même un autre phylactère où est inscrit "Benedic Deo, et morere" (bénit Dieu et meurs).
Cet composition illustre de manière littérale les 10 premiers versets du second chapitre du Livre de Job : "Il arriva un jour que, les fils de Dieu étant venus se présenter devant Yahweh, Satan vint aussi au milieu d'eux se présenter devant Yahweh. Et Yahweh dit à Satan: « D'où viens-tu? » Satan répondit à Yahweh et dit: « De parcourir le monde et de m'y promener. » Yahweh dit à Satan: « As-tu remarqué mon serviteur Job? Il n'y a pas d'homme comme lui sur la terre, intègre, droit, craignant Dieu et éloigné du mal. Il persévère toujours dans son intégrité, quoique tu m'aies provoqué à le perdre sans raison. » Satan répondit à Yahweh et dit: « Peau pour peau! L'homme donne ce qu'il possède pour conserver sa vie. Mais étends ta main, touche ses os et sa chair, et on verra s'il ne te maudit pas en face. »
Yahweh dit à Satan: « Voici que je le livre entre tes mains; seulement épargne sa vie! » Et Satan se retira de devant la face de Yahweh. Et il frappa Job d'une lèpre maligne depuis la plante des pieds jusqu'au sommet de la tête. Et Job prit un tesson pour gratter ses plaies et il s'assit sur la cendre. Et sa femme lui dit: « Tu persévère encore dans ton intégrité! Maudis Dieu et meurs! » Il lui dit: « Tu parles comme une femme insensée. Nous recevons de Dieu le bien, et nous n'en recevrions pas aussi le mal? » En tout cela, Job ne pécha point par ses lèvres.
 
_6°, au f. 154 se trouve un I figuré par un homme barbu et nimbé, qui tient un phylactère dans sa main gauche de l'indexe de laquelle il semble se désigner, et il est debout sur un socle ou un piédestal.
Il est probable qu'il s'agisse à nouveau de Job, régulièrement qualifié de saint ou de bienheureux dans le texte de Grégoire, et qui, dans le chapitre XXXI des Morales, est présenté comme une figure allégorique de la Sainte Église : "Igitur quia beatus Iob sancte ecclesie typum tenet".

Les autres lettres du manuscrit reprennent le répertoire ornemental habituel du maître du Zacharie de Besançon, qui développe principalement cinq thèmes iconographiques :
- Les serpents (f. 170v.) de différents types et souvent figurés en train de s’entre-dévorer.
- Les figures humaines parfois nues et combattant entre elles (f. 55v., cette scène de combat se retrouve presque à l'identique au f. 106v. du ms. 453) ou des hommes combattants avec des serpents (f. 180v.) et d'autres animaux.
- Les centaures (f. 119v.) et les sirènes (f. 203v.)
- Les oiseaux
- Des animaux parodiant les hommes.
C'est un répertoire encore très roman et monastique, qui allégorise le combat contre les vertus, mais qui annonce aussi le développement des marginalia à l’époque gothique, quand ces figures "migreront" des lettres vers les marges.
On retrouve nombre de ces motifs dans les manuscrits du Channel style produits pour Saint-Bertin et Clairmarais, vraisemblablement à Saint-Bertin (mss 94, 182 et 193).

RELIURE
Ais de bois, couvrure en veau brun refaite au XVIIe siècle, endommagée, bordure estampée à froid d'un décor de plaques, dos à 6 nerfs, caissons fleuronnés.

BIBLIOGRAPHIE

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Auteur
Grégoire le Grand (540 - 604), pape, saint
Cote
Ms. 0012
Tomaison
Tome 2
Groupe
Abbaye de Saint-Bertin (Saint-Omer)
Période
12e siècle
Date
1163
Date de fin
1176
Type de document
Manuscrit
Catégories
Manuscrit
Enluminure
Collection
Manuscrits > Abbaye de Saint-Bertin (Saint-Omer)
Informations bibliographiques
Bibliothèque de l’Agglomération du Pays de Saint-Omer
Droits
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